Voyage en cargo 2e partie: mes photos

voyage en cargo Valence

À quel moment précis j’ai pensé, une première fois, au voyage en cargo, vraiment je ne saurais vous dire. Je ne me souviens que d’un entre-filet dans un article du Monde, qui évoquait ces voyageurs issus d’un autre-temps, à voyager en transatlantique à bord de porte-container pour deux fois le prix et cent fois le temps qu’il faut pour faire la même distance en avion.

Un drôle de voyage

Je ne vous dit pas la trouille que j’ai eu en préparant ce voyage, à penser fortement plusieurs fois annuler mon billet, je ne vous raconte pas l’impatience, à en faire les cent pas dans mon bureau, à attendre chaque jour qu’une date de départ soit fixée. À essayer de faire taire cette fois qui me crie toujours que c’est pas raisonnable, c’est pas raisonnable tu devrais chercher du boulot, c’est pas raisonnable, avec une partie de ce budget tu ne devais pas aller au Japon, en Europe, n’importe où à t’éclater les mirettes de nouveaux décors, de nouvelles villes, de nouveaux monuments? Voir du monde, alors que ton célibat tout neuf te pèse? Et tu vas faire quoi, aller, seule, au milieu de nulle part, juste voir de la flotte et de loin quelques ports industriels.

Et bien je l’ai fait et je vous le dit, ça valait le coup. Plus, même. Parce que ça faisait des années que je me voyais, je me voyais vraiment, avec une polaire élimée, appuyée au bastingage d’un bateau, le vent dans la gueule, et juste mater l’étendue devant moi, cette image me plaisait, et je voulais la réaliser. Parce qu’à un moment, quand un voyage tu le sens au fond de tes tripes, bah tu peux pas vraiment te tromper. Tu te trompes jamais en fait.

Je ne vous raconte pas cette sensation de sérénité dès le moment où j’ai foutu les pieds dans le train, ce calme qui m’a saisie alors que je débarquais dans un pays étranger dont je ne connais pas la langue, dont je ne connais pas les rues, et qu’il ne m’a fallu qu’un carnet de dessin, quelques heures de marche et une bière pour me sentir en terrain connu. Et quel bonheur au passage d’avoir su apprivoiser ma carcasse et ma solitude pour apprécier pleinement de voyager seule.

Je ne vous raconte pas cette sensation au matin du départ vers le bateau, ce mélange de surexcitation et de tension, comme droguée. J’ai eu un tel resserrement au cœur en voyant pour la première fois mon cargo, le Grande Colonia, dans le port d’Anvers, et ce serrement au cœur, je l’ai ressenti à chaque fois que je le revoyais pour y ré-embarquer à chaque escale.

J’ai laissé ma joie éclater sur le pont du cargo, un après-midi entier, laissant mon regard se promener sur le ciel autour, au-dessus de moi, partout! J’y passais des heures, j’en oubliais mes dessins ou ma lecture. Il y a eu ce bonheur de me lever chaque matin, aux aurores, sans aucune fatigue. Mon premier geste était chaque matin, de me jeter hors de ma cabine dans le froid et le vent juste pour ce bonheur: voir la mer défiler devant moi, avant même mon premier café! Il n’y a pas eu de grand paysage, de côtes escarpées, de fjord magnifique. Mais à chaque minute, chaque jour, le ciel offrait une telle gamme de couleurs et de lumières que c’était sans importance.

« Tu vas être toute seule, tu vas t’ennuyer… »

J’ai pourtant une manière assez austère de me divertir: je suis partie sans musique, sans film ni série, sans radio, sans podcast, sans ordinateur (qui avait eu bon ton de me lâcher une semaine avant de partir). Pour mes loisirs, j’ai pris ce qui m’occupait pendant des heures sans réfléchir: la lecture d’abord, avec une dizaine de livres (je lis vite, c’est mon gros problème quand je voyage longtemps, les livres les plus épais ne me durent guère plus de 48 heures), la broderie ensuite où le moindre ouvrage me prend des heures pour trois fils utilisés. Nickel!

Et pourtant je ne me suis pas ennuyée, pas une seule minute. Le temps m’a manqué presque. Le temps, le temps, le temps. Dans un environnement confiné, où on n’a à se soucier que de manger et de dormir, où on ne sait plus quel jour de la semaine on est, le temps prend une drôle de consistance, un peu pâteuse. C’est tout ce temps qui nous manque dans la vie de tous les jours, que nous usons à toujours nous soucier du passé, et nous préoccuper de l’avenir. À penser sans cesse à ce petit programme minuté que nous faisons de notre vie. Enlevez le souci de prendre des nouvelles des gens, enlevez le souci des mauvaises nouvelles, ou du flux d’info en continu. Que de bonnes choses ou de mauvaises arrivent, vous ne pouvez rien y faire de toute manière. Le lâcher-prise est total, et on se rend compte qu’il n’y a pas tant de choses si urgentes, si pressées, si importantes. Que les gens peuvent vous attendre, que la vie suit son cours.

Ce cargo est devenu ma coquille, mon berceau, ma maison, de manière totale et fusionnelle. Jamais je ne me suis sentie aussi protégée que dans mon lit, dans ma cabine, dans ce cargo qui secouait dans tous les sens en plein nuit. Il me protégeait. Et je veux garder cette sensation avec moi.

L’après? Un mois à toucher terre, une nouvelle énergie en moi, dont j’avais tellement besoin. Cela a aussi défait un dernier verrou sur mon envie de dessiner, sur mon rapport au temps. Dès l’organisation, cela m’a fait prendre conscience des barrières que je me mettais, et que cela n’en valait pas la peine. Voyager, par contre, ça en vaudra toujours la peine.

Ce fut vraiment le plus beau voyage que j’aie fait.